Froid mortel... (nouvelle)
Froid mortel
- Allo, Sandra ? C’est Chloé… tu fais quoi ce soir?
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- Non ? Pourquoi ?
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- Bon… tant pis, j’irai avec Nico !
L’air contrarié, Chloé raccroche brutalement. Si sa copine la lâche, c’est qu’elle a une bonne raison. Car depuis le secondaire qu’elles se connaissent, elle peut compter sur les doigts d’une seule main les fois où Sandra l’a laissé tomber. Il doit y avoir anguille sous roche; ça fait deux fois en autant de semaines qu’elle refuse de sortir au Black Eye, la dernière boîte à la mode de ce coin de banlieue. La jeune femme sourit intérieurement, elle est certaine que Sandra lui cache quelque chose… elle va rappeler chez elle… mais elle sait déjà que ça ne répondra pas, tant elle est sûre que son amie est chez Simon, le beau brun ténébreux qui s’occupe du rayon musique à la galerie marchande. Ha ha ha ! Comme si elle n’avait pas remarqué les coups d’œil langoureux des deux jeunes gens. Elle n’est pas dupe non plus des excuses par trop douteuses de sa complice… comme si son iPod tout neuf ne disposait pas d’un mode d’emploi plus que détaillé… elle aurait même pu lui montrer comment faire pour se débrouiller, elle a le même… mais après tout, si ça lui chante de jouer les dissimulatrices ! Cela ne l’empêchera pas de sortir ce soir.
Quelques heures plus tard, elle est assise au bar du Black Eye, à fulminer contre la gent masculine. Elle le savait, c’était écrit dans le ciel ! Tous les mecs sont les mêmes ! Obsédés par le sexe… M’enfin ? Ce n’est pas parce qu’elle a condescendu à demander à Nico de l’emmener en boîte que celui-ci doit se sentir obligé de la draguer ! Merde, c’est pas vrai! À chaque fois qu’elle côtoie un membre du sexe « dit » fort, elle doit se battre pour empêcher qu’il foute ses mains pleines de doigts dans sa petite culotte !! Un monde, je vous le dis… Mais Chloé est fine mouche et elle sait comment s’y prendre pour écarter, gentiment mais fermement, les menottes fouineuses du doux tissu et de son contenu. Elle n’est pas arrivée à dix neuf ans avec sa virginité intacte sans avoir repoussé quelques preux chevaliers. Et si elle doit compter sur les autres pour la conduire, c’est juste parce qu’il n’est pas question qu’elle se paie une auto. Les études d’abord, le superflu (et l’auto en fait partie) ensuite, c’est clair dans sa tête. Elle veut aller loin dans la vie et elle est sur le bon chemin. Dans deux ans, elle fait la spécialité qu’elle a déjà choisie, dans quatre ans elle obtient son diplôme et dans sept au maximum, elle a son propre cabinet ! Et si le prix à payer est l’utilisation des transports en commun et le covoiturage pour son unique sortie hebdomadaire, ce n’est pas chère payé.
Un coup d’œil à sa montre, flûte ! déjà deux heures…elle cherche son chauffeur du regard. Il est où, cet oiseau-là ? Bon, il doit bouder dans un coin. La jeune femme lâche un soupir. Ok ! Je vais lui accorder un petit (tout petit !) bisou au coin des lèvres histoire de le remercier…
Quinze minutes de recherche intensive sur les deux étages et toujours pas de Nicolas. Ça, c’est le bouquet ! Il n’y a plus de bus à cette heure-là et elle n’a pas d’argent pour un taxi. Elle sort et fait le tour du stationnement. Elle a froid, et pour cause, un petit -20 règne sur le Québec et elle n’est pas précisément habillée pour les sports d’hiver. Avec une jupe à mi-cuisse, un boléro qui lui laisse le nombril à l’air, une veste légère et des bottes en cuirette, elle préfèrerait de loin être au chaud. Pour couronner le tout, avec ses talons hauts, elle trébuche sur chaque petite plaque de neige durcie et manque de se retrouver sur les fesses à plusieurs reprises. Elle examine les autos stationnées. Elle n’y connaît rien en voiture, comment pourrait elle reconnaître celle de son accompagnateur ? Tout au plus sait-elle qu’elle est noire… et encore ! Peut-être bleue marine. Quant à elle, elle pourrait tout aussi bien être mauve à pois verts qu’elle ne l’aurait peut-être même pas remarqué…
Bon, qu’est-ce qu’il lui veut celui-là ? Son cœur fait un petit saut dans sa poitrine. Une auto de sport s’est arrêtée au ras de ses orteils. La vitre côté passager s’ouvre doucement en faisant craquer la fine couche de glace quila borde. Unevoix masculine s’adresse à elle :
- Bonsoir ! Tu cherches quelqu’un ?
- Euh… non…enfin oui, mon copain.
Un petit temps de silence. Une tête se penche :
- Et … ?
Elle s’impatiente, elle a froid et il n’est pas question qu’elle embarque avec le premier venu. Elle n’a aucune envie de faire la une de la presse du lendemain. Allez, dégage, bonhomme ! Mais celui-ci insiste :
- Écoute, tu grelottes, grimpe et je t’emmène à la station de taxis…
- Non ! Me prends-tu pour une idiote ??
Mais il rit, l’imbécile !! Et il se paie sa tête, en plus, c’est bien à elle, ça, la veinarde, qu’il arrive des trucs comme ça !
Une main lui tend quelque chose genre porte-carte. Elle a un bref mouvement de recul.
- Bon, je te propose quelque chose…
Le moteur s’arrête, des clés cliquettent.
- Prends les clés, monte au chaud et regarde mes papiers d’identité, tu verras qui je suis et où j’habite… ça te va ?
Elle hésite. Mais elle a tellement, tellement froid, que sa décision est prise en une seconde. Elle attrape clés et portefeuille et grimpe sur le siège de l’auto dont le conducteur a galamment ouvert la portière. Le plafonnier est allumé et elle peut à loisir comparer la photo du permis de conduire avec le visage du conducteur dont l’avant-bras repose négligemment sur le volant. Elle est rassurée, il est plutôt beau garçon, jeune et bien habillé, pas du tout l’idée qu’elle se fait d’un violeur en puissance ! D’autant qu’il lui propose d’attendre un peu près de la porte de la discothèque, juste au cas où son « copain » sortirait. Ce qu’elle accepte et qui achève de la mettre à l’aise. Vingt minutes passent et ouf, heureusement qu’elle n’a pas attendu dehors, car la température a encore chuté. Le thermomètre du tableau de bord indique presque -25 ! Mais il fait bon dans l’habitacle et elle se sent un peu coupable de profiter d’un inconnu, aussi donne t’elle le signal du départ. Il lui demande où il doit la laisser et elle lui dit.
La radio joue un air à la mode. Ils roulent depuis quelques minutes. Elle est un peu somnolente, fatiguée comme elle est, ses yeux se ferment tout seuls. Elle sent néanmoins une main caresser son genou. Un vrai choc électrique. Pour le coup, elle est réveillée et bien réveillée ! Elle attrape le poignet importun puis le repousse comme s’il s’agissait d’un serpent venimeux.
- Stop !! Écoute moi bien, c’est non, ok ?
Sans même hésiter, des doigts fiévreux agrippent la cuisse de la jeune femme. Elle commence à paniquer.
- Arrête tout de suite ! Tu oublies que je sais qui tu es !!
L’auto accélère et le chauffeur ricane. D’un seul coup, elle a vraiment peur. Il veut la violer, c’est sûr ! Elle regarde autour d’elle. Il y a peu de monde sur la quatre voies. Quelques secondes plus tard, le véhicule ralentit et pénètre sur une aire de pique-nique, déserte à cette heure.
Sa décision est prise. D’accord, elle va le laisser faire puisqu’elle n’a guère le choix. Elle n’est pas du genre à pleurnicher. Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Et puis rien ne dit qu’elle ne trouvera pas le moyen de s’échapper, elle va rester aux aguets. Elle est tendue comme un arc. Elle tente de repérer la poignée de la porte du coin de l’œil. Le type s’en aperçoit :
- Tsst tsst… tu perds ton temps… même si tu t’enfuis, il gèle dehors… t’iras pas loin !
Cynique et sûr de lui, il la regarde comme un serpent regarde une souris.
- Je … je te dénoncerai !
L’individu éclate d’un rire tonitruant.
- Ça m’étonnerait bien…
Elle est décontenancée et une peur morbide la submerge.
L’homme reprend :
- Tout est prévu, et tu ne pourras pas m’identifier… sauf peut-être dans une autre vie…s’il y en a une !
Elle se jette sur la serrure qu’elle a enfin localisée, donne un grand coup d’épaule dans la porte qui s’ouvre si brutalement que son corps est projeté sur le sol qu’elle heurte violemment de la tête et des coudes. Dieu merci, son mouvement a été si rapide que l’agresseur n’a pas eu le temps de réagir. Elle doit faire vite, très vite ! Se relever au prix d’une intense douleur et courir, loin, longtemps et laisser derrière elle ce salaud qui lui veut du mal ! Mais elle a trop mal à la tête, elle ne parvient qu’à se mettre sur les genoux. Elle entend vaguement l’autre portière s’ouvrir. Un siècle plus tard, elle trouve enfin la force de se mettre debout en titubant. Une silhouette s’approche, la main levée… Hurlante, Chloé se précipite en avant et dans un élan désespéré, saute par-dessus la rambarde de sécurité qui borde l’aire de repos. Elle roule, glisse follement sur la surface glacée, tombe brutalement sur le dos puis tout s’arrête. Elle a les yeux fermés et s’efforce de calmer sa respiration. Elle entrouvre les paupières et tend l’oreille. Elle entend encore le ronronnement du moteur pendant un moment puis elle a l’impression que le bruit s’éloigne. Elle n’ose pas bouger malgré le froid et la douleur et reste immobile de très longues minutes. Elle ne pourrait dire combien. Elle ressent beaucoup de souffrance, des aiguilles de feu la transpercent, mais la température est secondaire, l’adrénaline la tient au chaud.
Chloé sait qu’elle doit se lever et marcher avant que la tension retombe. La pente est raide, mais la jeune femme distingue le sommet que la lune éclaire, vingt mètres la séparent de la chaussée. Une fois là-haut, il lui suffira de traverser la bretelle d’accès et de faire signe à un automobiliste… ce serait le comble si elle devait tomber sur un autre sadique ! Elle ricane intérieurement à l’idée qu’elle a échappé à un assassin; car elle ne doit pas se leurrer… il lui a bien dit : « dans une autre vie… » et ça, c’est bien le signe qu’il allait la tuer, non ? Ce qui est super cool, c’est qu’elle se rappelle très bien son nom et son adresse… et elle va le dénoncer à la seconde où elle va se trouver en lieu sûr… et il va payer… ô combien !
Toute à ses pensées de vengeance, Chloé a escaladé plus de la moitié du talus. Elle ne sent plus ses doigts ni ses pieds, mais une telle rage l’anime que son corps se meut mécaniquement. Une main qui plonge dans la neige, qui agrippe, une jambe qui suit, puis l’autre… un souffle profond, puis l’autre main se tend. Elle est frigorifiée, mais elle a chaud. C’est incompréhensible, mais c’est comme ça. En tout cas, elle a compris la leçon ! On ne l’y reprendra plus, c’est certain ! Elle lève la tête, elle est en haut, elle a gagné. Même si elle n’en a jamais douté, c’est le plus beau moment de sa vie, car quand elle était en bas, la glissière de sécurité, qu’elle allait devoir encore enjamber, lui semblait inaccessible. Et maintenant, elle est là, à portée de ses doigts transformés en bout de bois. Elle sait que si elle est arrivée jusque-là, c’est uniquement grâce à sa colère intérieure, cette haine pour son agresseur qui la consume littéralement et c’est ce qui va lui sauver la vie. Elle en est sûre. La preuve est devant elle, sous forme de deux rails de métal superposés.
Elle a maintenant escaladé la barrière, est retombée de l’autre côté et se dirige en chancelant vers le bord de l’autoroute.
Mais elle est fatiguée, à bout de forces, elle a du mal à coordonner ses pensées. Il y a un trou dans la circulation déjà faible. Elle tente de déchiffrer l’heure sur sa montre, n’y parvient pas. Elle sent confusément qu’elle doit lever le bras et faire signe à la première voiture, au premier camion. D’ailleurs, en voilà un… ou une… elle n’en distingue que les phares. Elle s’est assise dans la neige, elle est presque sauvée, à moins de trois mètres de l’asphalte brillant de cristaux de givre. Elle claque des dents. Le bras… je dois le soulever… fatiguée… je suis trop fatiguée. Deux minutes, je vais fermer les yeux juste deux minutes puis je les rouvrirai, je me lèverai, je tendrai la main et je parlerai à la police de… de… deux minutes… Ses yeux se ferment, elle a entouré ses jambes de ses bras et elle s’endort…
Cette nuit-là, le 24 janvier, ce fut la nuit la plus froide de l’hiver, sur le bord de l’autoroute, il fit -34 centigrades…
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